mardi 27 février 2018

Halide ou Deux bouleaux sur un plateau des Monts Aladaglar


" L’horizon commence à mes pieds,
Et rien ne le limite ."


Elle vécut dix ans sous la tente maternelle, dix ans à jouer parmi ses frères, sœurs, cousins, cousines et enfants de voisins. On était pauvres dans ce village d’Anatolie, mais si riches de rires et du temps qui va sans fin. Sa mère l'avait nommée Halide à sa naissance ce qui signifie l’Éternelle.

Son père, lui, ne rêvait pour elle et par elle que d’honneurs et de fortune. 
Lorsque, souvent, lui venait une colère, il jurait: c’est Aslye ( la Rebelle) qu’il eut fallu t’appeler ! Halide riait et faisait  rire sa mère.
Il lui trouvait, ce père, - peut-on comprendre pourquoi ? -  quelque frondeuse tendance. 
Un jour, il l’emmena, au loin, après Sandikli, où s’ouvrent, infiniment grandes, les Portes du Sable, insondables déserts de pierres, d’eau bleu, de silice et de sel :

Là, l’horizon commençait à tes pieds
Et rien ne limitait plus ton regard.
Sable et ciel conjuguaient chacun à leur manière
L’ardeur éperdue d’un soleil pur.

Son père lui dit alors : « Lorsque te viendront les signes qui te feront femme, je te marierai à un homme riche de bêtes et de biens. Je t’ai promise depuis longtemps, tu seras sa perle de jeunesse et  l’honneur de ta famille. »

Pendant cinq ans Halide se souviendrait de cet instant, de cette étendue brûlante, sans commencement ni fin ;  là s’était mêlée son âme à l'immense, comme la fumée le fait au vent. 
Béni soit son père !  se disait-elle.
Du désert lui viendrait un cœur chaud comme l’eau et le ciel de Sandikli, un cœur où se fondre, un esprit large où mirer le sien : comme la beauté s’enamoure d’un miroir,  comme une eau fraîche épouse la terre brûlée. Ainsi allaient ses rêves qui, chaque soir, ramenaient la jeune Halide aux Portes de sable, et elle y voyait avancer un homme, monté sur un cheval noir aux nobles caparaçons.   

L'horizon commençait à ses pieds
Et rien ne le limitait.
Sable et rêves coloraient
L’espoir d’Halide, 
Ainsi que les songes de sa jeunesse.

Lorsqu’elle fut, enfin, femme , devenue belle comme une grenade, son père lui présenta un homme. Las, il était plus vieux que son père. Emprunté de richesses, pour sûr! Mais surtout de poids. L’homme sentait le fumier de ses bêtes et le musc des troupeaux, il bavait gras en mangeant, riait fort et rotait  avant de boire.

Le rêve d'Halide mourait au pied de sa jeunesse.
Rien ne lui promettait plus d’ailleurs : 
Larmes et désespoir inondaient
Pour cent raisons, son tendre visage.

Alors passa par-là, Sevky, preux cavalier des Monts Aladaglar
Son allure chantait le courage et son nom, aussi. 
Il respirait l’amour et  disait sa liberté, la passion. 
Il croisa la belle Halide, éplorée au pied de la fontaine. 
Il lui tendit l’oreille, et le cœur, et puis la main. 
Halide hésita peu, monta en croupe et partit avec lui.

Leur voyage allait où les guidaient leurs babouches
Et rien ne les limiterait: ni ici, ni ailleurs.
Le vent et ciel couvraient leurs rires
Et bénissaient leur union.

Ils chevauchèrent toute une saison, vécurent heureux et libres sous le dais d’or du soleil et le bleu de l'azur. Ils parvinrent jusqu'aux rudes Monts de l’Anti-Taurus. 
Sevky était bien pauvre. Un cheval ne fait pas une fortune. 
Mais ils s’étaient rencontrés contre ses flancs, s’étaient unis, un soir, de même, y avaient eu faim ensemble. 
Et à l’automne suivant, c'est là qu'ils périrent, enlacés, serrés contre des flancs encore tièdes de leur bête.

Le père, les frères et cousins d’Halide, mêlés aux sbires du vieil homme gras, venaient de les rattraper.
 Ils avaient bu, les pleutres! 
Pour se donner quelque courage...
 Ils parlaient d’honneur à blanchir, criaient vengeance, hurlaient au meurtre nécessaire, avaient oublié dans leur alcool jusqu’à leur folie honteuse.
Hommes devenus barbares, 
Ils avaient bu pour mieux perpétrer leur crime de lâches.
Quant à Halide et Sevky? 

Neige et ciel couvrirent 
Leur ultime union, 
Où fut donc leur honte ? 

De leur côté? 
Ou de ceux qui les tuèrent ? 
 Leurs deux corps reposèrent longtemps seuls, dans la plaine déserte, jusqu’à ce que ne poussent, pour leur faire un abri, deux troncs pour un même bouleau.

Et, chaque hiver quand siffle le vent et que de coton emmitouflent les plateaux de la blanche Cilicie, j’entends s’élever ce chant d’infini silence :


Rebelle Halide et preux Sevki,
En un seul arbre
 L’éternité embrasse  votre passion.




Ce texte où se mêlent prose et poésie est né de la rencontre de la Photo  de jean jacques Neste (les amis de la Creuse)proposée à la créativité des membres de l'Herbier de poésie. Elle s'est trouvée très librement inspiré par l'esprit du haïbun.
Ce texte a été inspiré dans sa thématique, par la nouvelle engagée de Karine Giebel : Aleyna ( à lire dans dans D'ombre et de silence) qui traite du honteux "meurtre d'honneur", encore trop en vogue dans bien des pays du monde; et parfois, dans quelques familles "folles",  jusqu'en occident.






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