Acte 1er :
Un
récitant s’adresse au public
Aimes-tu la
montagne ? Alors tu sais de quoi je parle :
ils se connaissent bien, se retrouvent avec plaisir sur les parkings encore humides, et partageront ce dimanche, quelques heures d’oubli.
Ils sont plus de trente, partis ce matin : sac au dos et grosses chaussures.
Eté comme hiver!
Ils ont déjà fait pour en arriver là, plusieurs dizaines de kilomètres en voiture, dès l'aube: seuls, en couples, le plus souvent par pleines voitures.
Quel opium étrange, que ces
courses alpestres, sur des sentiers torturés, à se mortifier les chevilles. Ils recherchent leur souffle en haut des montées, et leurs jambes
tremblent, perdues dans les épuisantes descentes.
Mais quoi, il y a la nature…et
les autres!
Mireille et Julien sont de ces
heureux qui ne manquent jamais à l’appel.
Qui, selon toi, est des deux plus
enthousiaste?
Julien, dis-tu ?.
A peine la voiture fermée, il
va de groupe en groupe, embrasse chacune et serre des mains d’hommes avec une
mâle et mélancolique chaleur.
Tout le long du parcours, il
avance et se fond aux conversations en cours. Il évoque leur passé commun avec
obligeance, enlève à l’avenir ses voiles d’incertitude, il déchiffre même
la politique, et connaît les potins du canton.
Il sait aussi, qualité
rare, écouter.
L’entêtant chant de la
mésange, il le reconnaît, parmi ceux des troglodytes mignons.
Il observe
à la jumelle le pinson des arbres que le soleil ne tient pas tapi au secret du
bois.
Pour une campanule au bord
d’un chemin, il tire de son sac un guide de botanique.
Puis après étude
minutieuse de quelque particularité, il tranche: il s’agit d’une Campanula
rotundifolia, la campanule ronde, et non de sa cousine persicifolia dite aussi à
feuille de pêcher..
- Toujours
précis, Julien, dit-on.
Il est le plus souvent juste
derrière Pierre, puisant sur sa trace une énergie perdue.
Puis, il revient vers Mireille
et s’essaye à un mot tendre, un instant de présence. Pauvre Julien!
Vois son épouse, elle ne lui
dit rien. Ils se retrouveront pourtant au repas. Et à l’arrivée.
D’ici là, bien que dernière,
elle ne sera jamais seule.
On est civil dans ce groupe. On n’abandonne personne
ni à sa fatigue, ni à la solitude.
A tour de rôle, autour
d’elle, les bonnes âmes la soutiennent dans sa marche lente, de quelques propos
légers ou d’allusions complices.
On aimerait la protéger de ses prévisibles
audaces, d’une catastrophe qu’on craint.
Puis vient le soir! Quand pour
tous, douleur et fatigue vrillent les mollets, quand chacun au bout de
lui-même, n’arrive plus à penser qu’à la fin libératrice du parcours, alors
Mireille revit.
Les uns après les autres
arrivent, dispersés, aux voitures: à la grande loterie des dernières discussions
en cours.
Julien ne
parle plus maintenant. Il a besoin de toutes ses forces.
Plus
silencieux que tous, seul au milieu d’eux, Julien attend et pense à Mireille.
Mireille ?
Ne l’attendons pas de suite! Elle n’est pas seule, il le sait.
Vois-là qui arrive enfin. Le sourire
fripon, le teint réjoui de fatigue. Elle a le cheveu moitié défait, pull et
pantalon encore piqué ça et là, d’aiguilles.
Serait-elle tombée? Elle ne s’en
ressent pas! Au contraire !
Julien lui glisse de loin un
regard humide !
Blessé, résigné.
Elle offre
à la compagnie un oeil mi-défi, mi-complice.
Aucun ne dit rien.
Certains
plongent du nez vers le sol..
Finalement arrive Pierre
jovial, pimpant.
On a, soudain, presque hâte :
une rapide bise, une virile accolade ou un simple hochement de main.
Julien est las.
Bien sûr on
se retrouvera.
Dans quinze
jours, promis!
Chacun
rejoint sa voiture, resserré sur ses fêlures ou ses tendresses, déjà tourné
vers demain.
Qui de Julien ou Mireille,
disais-tu aime le plus sa randonnée?
Acte 2 :
Ne restent en scène (dans leur voiture), que Julien qui conduit en silence. Il s’adresse,
en pensée à Mireille, sa compagne qui ne dit mot.
« Oh ! ne
crains rien, Mireille. Nous la ferons aussi la prochaine de ces fichues
randonnées.
Et je continuerai, le sac au dos, avec la même allure enlevée, d’y creuser (des
dents!) le fond de ma misère.
- Pourquoi revenir me demandes-tu du
bout de ton silence? Suis-je fou ?
- Oui, sans doute.
Promis, oui, je donnerai, encore une fois, le change.
Parmi les autres, je poursuivrais, dès sorti de voiture, ma
rédemptrice descente aux enfers, ma quête d’un impossible pardon.
Et je me cacherai, mon aimée,
derrière le niais, le bavard ou le docte, et même celui que l’on plaint.
Je ferais la mouche, courant
de l’un à l’autre, occupé d’une fleur, moi qui l’ai perdue.
D’un passereau, moi
qui ai tué le nôtre en plein vol.
Et on ne saura rien de ma
douleur et ils ne verront rien de nos larmes.
Qu’importent les autres, si je
te sais là!
Quand je vais à trois pas de ton Pierre, je n’ai encore de cœur que
pour toi, ma Mireille.
Je ne dirais rien même à
ses œillades complices, ni des sourires réjouis, que tu lui rends à l’heure du
repas.
Il y a si longtemps que
je sais.
Depuis le Grand Pommerol*. Quand dans un coin de mes jumelles en
larmes, ton corps heureux allait et venait, exalté sur le sien.
Il y avait si longtemps que
nous étions morts l’un à l’autre.
Enchaînés au catafalque, nous n’osions plus.
Comment lui en vouloir
d’avoir su te réveiller !
Pour moi, je reste dans ma
tombe, et ne sais me pardonner.
L’image m’obsède.
Sur le
gravier de notre chemin, je reculais en voiture...
Quand soudain, l’horrible
cri de Zoé !
Notre
amour, notre enfant!
Petite
fleur des champs, qui courrait vers moi, en quête d’un dernier baiser.
La roue du véhicule est passée
sur son corps d’oiseau d’été.
Et depuis, l'éternel silence
de l’innommable!
J’épure dans la
jouissance que tu me refuses, dans le mutisme que tu m’opposes un peu de ce
bonheur que je nous ai volé.
Un jour peut-être….
Jusque dans
l’absurde, je t’aime Mireille… et
peut-être, toi aussi , tu m’aimes encore. Du moins ai-je besoin de le rêver! »
*
Sommet près de Saou (Drôme des Collines -France)
Serge De La Torre
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